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L’oubli interdit

J’ai peur d’oublier le moelleux de leurs joues rondes et les chaussettes sales qui glissent mieux quand ils fuient les monstres dans le couloir.

Aaron qui dort à l’envers, ça a un rapport avec les chauves-souris. Neva qui a peur du noir quand il faut chercher un truc qu’elle a oublié dans le salon.

On pense que les moustiques ont une maison, avec des vraies pièces, des vrais meubles, et qu’ils mettent leurs réserves de sang dans de petites boites de conserve comme des sauces tomates.

On les imagine en train d’aller se coucher le matin, épuisés de leur dur labeur, ils auraient un lit fait d’une coquille de noisette et une minuscule couverture. On trouve ça mignon, et on s’émeut tellement de ce tableau qu’on leur en veut moins pour les démangeaisons.

J’ai peur d’oublier qu’il mesure un mètre trente-deux et qu’elle met un vernis bleu atroce juste pour le plaisir de le gratter. Ses dents de travers et les sourcils qu’elle trouve trop blonds alors qu’ils sont parfaits.

J’ai peur du temps qui m’a trompée, qui a fabriqué des nuits trop longues pour me dérober des années étonnement courtes.

Il y a des souvenirs qui se débattent, qui crient souvent, les heures de naissance, 13h23, 13h43, celles là je n’oublierai pas. Parfois une mémoire enfouie revient clapoter à la surface, et je vois bien, que je l’avais oubliée, moi qui m’était promis, de tout graver. Alors j’écris, des centaines de mots dans un téléphone que je prie pour ne jamais perdre.

Et pour oublier qu’hier n’est plus, j’invente demain, je parle des endroits où l’on est pas allés et qu’on va adorer, j’accepte d’être déguisée alors que je n’ai pas le temps, je joue alors que je n’ai pas envie, ils sourient, ça vaut la peine de dépasser l’ennui. J’aimerais me souvenir toujours.

C’est pour ça qu’on prend des photos, essayer vainement d’échapper à notre destin, canaliser l’amour torrentiel et le ranger proprement dans des millions de pixels. Je veux juste déverrouiller le je-ne-sais-combien de pourcentage inutilisé de notre cerveau pour me rappeler la forme exacte de ses boucles et de ses doigts de pieds.

Rien oublier. C’est pas bien compliqué.

[Été 2022, Neva 5 ans, paresse dans le canapé.]


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